J'appartiens au pays que j'ai quitté

Colette

michelB-Saigon

Le souvenir est le seul paradis dont nous ne puissions être expulsé

Jean-Paul Richter

AVEC LE COUVERNEUR PAGÈS DANS L'OUEST COCHINCHINOIS

Louis BROCHERIOU officier de police à la Sureté Fédérale de Saigon

(fin 1938, début 39 ?)

 

 

Devant le Palais de la rue La Grandière un petit groupe  de bavards s’est formé. Ce sont des bavards distingués : M.M. BRASEY, inspecteur des Affaires Politiques, NICOLAU, ingénieur en chef des Travaux Publics, ARNOUX, chef du Service de l’Hydraulique Agricole, BOUCAUD, chef  du Service Forestier MARUIS, chef du Bureau de la Presse, DUFOUR, chef de Cabinet du Gouverneur et le secrétaire particulier, le jeune RAUJFASTE.  On attend le " Goucoch " Et sur les cartes déployées, M. NICOLAU indique les routes à suivre de Saïgon … à Saigon. Mais voici le maître de céans.  Vêtu de toile kaki, en short et en souliers jaunes la canne au bras le feutre … la Carco bien équilibré ses yeux perçants dénombrent les voyageurs. « Et NADAUD ? » Présent  M. le Gouverneur.  Et le chef local de la Police fait son apparition. En route, Messieurs :

Des moteurs ronflent des portières claquent, il est 7h.15, On démarre. En route pour Bacliêu ou l’on déjeunera à midi.  Bientôt les voitures roulent entre de verdoyantes rizières et ce tapis merveilleux qui ondule faiblement sous la brise d’un matin d’Octobre, représente toute la Cochinchine avec, au loin les villages entourés de haies, les pagodes aux toits rouges, autour desquelles s'inclinent de grands arbres. Et cette vaste tapisserie à travers laquelle se déroule le ruban de la route, c'est l'effort de l'homme, son espoir, sa vie …. Et si le Gouverneur la regarde avec tant d'attention, c'est que les récents actes de pillage commis dans quelques provinces l'obligent méditer et à concevoir Jusqu'à quel point il en est responsable lui le chef d'Administration. A-t-on pillé les greniers à riz parce qu'on avait faim ? Y a-t-il en Cochinchine des affamés ? Voilà ce qu'il voudrait savoir autrement que par les rapports écrits.  Pourquoi a-t-on laissé les pillards forcer les portes, dérober la semence ? Pourquoi ? Et le vaste tapis vert, prometteur d’une bonne récolte semble lui murmurer t Il n'y a pas de gens qui meurent de faim. Les pillards sont des fainéants et des vauriens qui ont revendu le riz volé aux Chinois de la région …

 Après Mytho et Phung-Hiêp, voici Bacliêu et la  résidence de l'Administrateur. Piquet d'honneur, miliciens tout de blanc vêtus, poignées de mains. Déjeuner. Moi, je déjeune au bungalow avec mon camarade, le Commissaire de Police Spéciale Robert TRÂN-CHÁNH, un Annamite naturalisé. Et je déjeune bien car la route m'a creusé. A 14h.30, nous voici de nouveau rassemblés 6 voitures, 18 hommes.  Un signal et nous voici roulant en direction de Vinh-Châu, où le "Goucoch "doit visiter une "école rurale" récemment ouverte.  Mais le délégué administratif, un vieil Annamite ceint d'une large écharpe en moire dorée est un plaisantin. L'école existe bien. C'est un petit bâtiment propret, en planches, recouvert d'un toit de paille. Mais quels sont ces jeunes élèves aux yeux baissés, aux bras croisés, sages et modestes ? S'ont ce là les  futurs agriculteurs de l'endroit ? Devant ces bras frêles, ces tailles de bambins le Gouverneur a compris.  L'école existe, mais les écoliers ne sont que des figurants engagés pour la circonstance.  En effet, l'école était ouverte depuis 3 jours et aucun élève ne s'était présenté. Alors n'est-ce pas…, pour l’arrivée du Gouverneur...

Allons, M. l'Administrateur renvoyez ces gosses et attendez que de vrais élèves se présentent M. le Délégué, c’est une plaisanterie ! Recrutez des enfants et non des bébés ! …

On rit, car c'est assez drôle.  Et puis l’école est nouvelle, elle prospérera par la suite ...On s'en va... On s'en va jusqu’à Vinh-Phùoc visiter le domaine de M. CAO-TRIÊU-HUNG gros propriétaire de rizières. Hélas, ce n'est pas seulement une visite de politesse.  C'est pour constater les dégâts causés par le "tiêm" (time) dans les rangs serrés des tiges de paddy.  Ces taches rouges représentent l’œuvre d'un insecte comparable au phylloxera de la vigne. Mais somme toute le propriétaire est riche et il nous emmène boire  une coupe de champagne en espérant dit-il au Gouverneur que les dégâts seront limités. Il se résigne Devant un tel courage, nous buvons sans remords et suçons des dragées.  Le photographe nous réunit sur le  perron.  Poignées… de main démarrage Il est 18 heures. Il "faut" être à Bacliêu à 17h.30... On dévore la route.

A Bacliêu, halte la maison commune où les propriétaires de la région sont rassemblés autour d'une table garnie de douceurs annamites. Le Gouverneur entend des protestations de loyalisme et on lui demande de sévir contre les agitateurs qui ont organisé les pillages dans la province de Bacliêu.

M. CONTY un propriétaire de rizières, colon français demande la censure de la presse indigène qui s'est emparée de ces faits et les a grossièrement déformés. Le Gouverneur assure l'auditoire que des mesures de répression seront prises contre les trublions et il demande aux propriétaires de ne pas attendre des occasions semblables pour se ranger aux cotés du Gouvernement.  D'ailleurs, la situation n'est pas si grave que cela.  Et dans la maison commune aux colonnes de bois sombre, devant l'autel des génies               parmi les soies brodées et les sentences incrustées en nacre sur les tablettes on sert un thé parfumé et l'on fume du tabac blond... Mais il est tard. Il faut rouler encore vers le sud parvenir a Càmau où nous attend la chaloupe "Tông Dôc Phùông", et  dîner ...enfin :

On se lève donc et le  cortège se déroule tout au long de la route illuminée par les phares … Nous voici, après une course affolante dans la nuit au bord du "rach" (cours d'eau) sur lequel attend, constellé de lumières, le charmant "Tông-Bôc Phùông".  Avant de s'embarquer, Il y a naturellement présentation des fonctionnaires et notables de l'endroit à qui l'on fait la morale: « Surveillez les étrangers dans vos villages, et vous n'aurez pas sur le dos la bande de pillards que vous m'avez signalée. »  Enfin, on  s’embarque. Pétards, pétarades, fumée, poignées de mains. Le moteur s’énerve, on va quitter Càmau lentement cette fois et les autos nous rejoindront à Gö-Quao dans l'après-midi de mardi.

La chaloupe est confortable et pratique : les Machines, la cuisine et l'office sont en bas, les cabines et le pont-salle-à-manger au-dessus. M. RAUFASTE fait servir l'apéritif que l'on prend debout sans cérémonie. Et M. RAUFASTE veut établir le plan de la table. M. X, ici ; M. Y, là. Mais on ne connaît pas les gens, les noms s’oublient. Sommes-nous 14 ou 15 ? Finalement le Gouverneur, bon garçon s'installe au milieu de la table éclatante de linge et chacun s'assoie, en respectant tacitement la position sociale de son voisin.  Je suis naturellement à un bout de table et M. MARQUIS, du bureau. de la Presse se trouve près de moi. Le dîner est délicieux. Le bateau glisse   dans la nuit. L'air est frais.  Café, cigarettes … conversations. Bientôt le joli bateau se transforme en dortoir.  Les boys ont dressé les lits Picot et déployé les moustiquaires. Le Gouverneur a sa cabine mais il n'est pas aussi bien placé que les dormeurs du pont en plein air... Comme on dort bien sur la toile tendue, dans la fraîcheur nocturne. … Tiens : voici le soleil. La belle chose ! Une nappe d'eau calme et claire encadrée de verdure … Nous allons nous embarquer dans une vedette et un petit canot à vapeur et suivre les petits cours d'eau artificiels ou naturels qui sont les routes du sud cochinchinois ; des bois des rives vertes rien que des bois. Nous sommes au centre du pays des charbonniers.  Et lorsque à 11 heures, le lundi 10 octobre,, nous abordons à Nam-Can, nous pourrons après la visite du petit centre, après avoir vu la maternité chinoise, l'école et la maison commune, contempler les fours à bois en activité, sous la paillote qui les abrite.  Douze grands fours, une chaleur étouffante. Comme il fait bon dehors ! Nous sommes tous en file indienne, derrière le Gouverneur, sur le sentier des charbonniers.  Mais trêve d'explications, messieurs les charbonniers ! Allons déjeuner allons boire ! ! Instants… charmants que ceux de l'apéritif colonial.

Nous sommes réunis chez M. RAFAILLAC (maître des charbonneries) autour de boissons glacées. A la fatigue de cette matinée, succède une détente aimable. M. RAFAILLAC a de belles moustaches et un esprit d’à- propos.  Il nous verse à boire. Le Lieutenant DERTZ se sert lui-même. Il est au régime et son estomac ne souffre que l'eau de Vittel et le bicarbonate. En cachette, pendant le repas, il demandera des poireaux et de la salade cuits à l'eau... puis, il oubliera sa verdure et sa maladie …

Ah ! Le déjeuner copieux que nous servit M. RAFAILLAC ! Et comme la conversation fut soutenue : Il n'y avait pas de place pour tous autour du Gouverneur, et, à une petite table se trouvaient M.M. MARQUIS,  RAUFASTE et moi-même.  M.RAUFASTE est un grand garçon sérieux, intelligent et sachant tenir une fourchette et une conversation sans vulgarité ni mièvrerie.  M. MARQUIS, ancien médecin devenu chef du bureau de la Presse au Gouvernement de la Cochinchine nous expose une suite d’idées sur l'amélioration des pénitenciers en Indochine et leur réorganisation. M. RAUFASTE semble avoir moins d'illusions sur les bagnards et ne croit que par politesse à la possibilité de leur- relèvement moral.  Quant à moi, qu'ai-je dit ? J'ai soutenu avec enthousiasme et sans étude préalable la beauté d'une œuvre dont l'utilité semblait contestée par M. RAUFASTE : le préventorium de Phú Mŷ ( ?)  J'y avais admiré, la veille de notre départ, la tenue des petits bonshommes faiblards, leurs évolutions gracieuses et ‚mouvantes leurs maîtres, leur docteur.  Et j’avais admiré la propreté absolue, des salles, la gaieté de la prairie et des courses et puis aussi, la grave ascension du trait rouge du graphique médical, l’amélioration physique de ces petits bonshommes. Et je soutenais, malgré le scepticisme du secrétaire particulier, que cette œuvre sans étendue sans crédits encore bien établis, devait vivre sinon se développer. Et que ferez-vous de tous ceux qui ont besoin de soins, qui devraient rentrer au Préventorium ? Vous soignerez une centaine d'enfants, et les milliers d'autres ? Je me serais volontiers révolté contre ce scepticisme, mais à quoi bon ? Je n'avais, pour défendre mon point de vue, que mon enthousiasme et ma pitié. Ça ne suffit pas évidemment pour nourrir et soigner les milliers d'enfants offerts à la tuberculose.  Il suffirait, dira plus tard M. DUFOUR, chef de Cabinet extrêmement simple et sympathique, il suffirait de faire comprendre aux riches qu'il faut de l'argent pour établir un budget et que pour faire des hommes, des annamites forts, Il faut des œuvres d'assistance, encore des œuvres d'assistance, toujours des œuvres d'amélioration physique et morale de la race. Mais voici ce qu'ajoute M. DUFOUR : La Cochinchine est le pays où l'impôt est le plus faible, et où il y a le plus de tâches à entreprendre des taches qui décideront de l'avenir de la race. Mais le riche riziculteur annamite ne veut pas d'impôt. J'ai perdu une après-midi entière, Monsieur en essayant de faire comprendre au richissime X qu'il n'était pas correct de sa part de demander une diminution d'impôt de 15 francs par an : Oui, Monsieur : Et ce propriétaire dispose de 30.000 francs de revenus mensuels : Et je n'ai pas réussi à le convaincre : ... Je n'ose pas vous dire qu'il était, hélas ! “en droit” de demander cette diminution d'impôt …

Ainsi, dans l'enthousiasme des fins de repas pour les idées généreuses, s'achevait le déjeuner de M.RAFAILLAC.

Mais notre “Tông-Dôc Phùòng” était ancré bien loin de Nam-Can.  Il nous fallait le rejoindre avant le soir. Poignées de mains, sympathies, amitiés interrompues, le déjeuner est achevé, Sous la toile des canots à moteur,  nous voici Installés pour une promenade Interminable entre les rives de verdure. Il fait chaud et le pauvre M.RAUFASTE soumis à un dur régime avant le départ de Saigon, a la ferme intention de dormir. Il s'installe... …à fond de cale et sombre dans l'oubli momentané des contingences. Mais le chemin ne sera pas si long que je pensai, car M. NICOLAU, qui ne m’est pas inconnu, (nous étions ensemble au Congo, en 1930) va dévider pour nous, la bobine de ses souvenirs.  Et Dieu sait si M. NICOLAU a bonne mémoire.  Nous ne sommes plus en Cochinchine.  Nous sommes au Congo, à M’VOUTI, à Mindouli, à M’BOULOU, à Pointe-Noire.  Je pose des questions il répond, d'abord par politesse et puis, peu à peu, je sens la fièvre monter, la fièvre congolaise : les souvenirs qui s'accumulent et qui veulent sortir de la mémoire.  Bravo ! M. NICOLAU. Je ne vous interroge plus. Le film congolais se déroule, se déroule.  Tout le canot est suspendu à vos lèvres : Comme le temps passe lorsqu’on regarde derrière soi : … Il est tard, lorsque nous apercevons le “Tông-Dôc Phùòng», à l'ancre. Mais que la brise est fraîche : et comme le dîner est apprécié ! . Nous remontons le rach vers Càmau où nous arrivons à la nuit. Là nous quitterons M. NADAUD,  M. DERTZ et quelques Chefs de Services. Quant à nous, nous qui restons à bord, bravant les périls d'une navigation … épicurienne, nous remonterons vers Phùoc-Long et nous continuerons à boucler la boucle interrompue par cette incursion au pays des charbonniers. Nous dormirons une nuit encore, sur le pont balayé d'air frais et demain matin, nous apercevrons Phùoc-Long :

Phùoc-Long : Débarcadère, pétarades, autel des génies du village, délégué administratif, notables. Salutations, musique cambodgienne. Nous voici à la maison commune. Discours paternel du Gouverneur, appel à la raison, au bon sens et fermes conseils. M. DESJARDINS, l’Administrateur de la province de Rachgia dont Phùoc-Long n'est qu'une subdivision administrative, est allé au devant du Gouverneur et lui présente les notables. Après la traduction du discours “gouvernatorial” par le délégué fidèle, tout le monde s’en retourne … au son des instruments cambodgiens.  La venue du Gouverneur est évidemment une attraction rare pour les gens de l'endroit et on ne se prive pas de le regarder.

Mais nous sommes en retard. Nous devons déjeuner à Rachgia à 13 heures. Il est 11 heures. Nous embarquons le délégué, un brave homme, dévoué et intelligent.  En route : mais nous n'irons pas loin, car voici qu'apparaissent à un tournant de la rivière, des pirogues longues et fines, montées chacune par 50 rameurs. Des cris, des chants, accompagnent la cadence frénétique des rameurs qui se rangent de chaque côté du “Tông-Dôc Phùòng” et l'escortent jusqu'à l'école cambodgienne qui doit être inaugurée.  Réception on ne peut plus sincère et enthousiaste.  Le Gouverneur, visiblement heureux, distribue cigares et cigarettes aux rameurs les plus proches.

Il nous faut encore nous embarquer sur un canot à moteur et suivre le rach qui mène à l'école cambodgienne. L'organisation de cette école est due sur l’initiative du charmant M. DESJARDINS. Des bonzes drapés de tuniques jaunes nous reçoivent têtes inclinées, mains jointes, cependant que les tambourins s'affolent et crépitent.  L'émotion causée par la présence du Gouverneur est à son comble lorsque M. DESJARDINS prononce quelques mots en langue cambodgienne. Les applaudissements crépitent.  Les bonzes entament les prières rituelles à la demande du Gouverneur et nous levons nos coupes à la réussite de l'école.  Un vieux notable annamite prononce à l'adresse du Gouverneur PAGÈS, un compliment en français. Il est ému, ses mains tremblent ainsi que sa barbiche. On devine sans peine sa sincérité son attachement. Hélas ! Il est des petits événements dont le récit semble banal et qui contiennent cependant bien des beautés morales et des leçons... Cette petite réception est un de ces événements. On voudrait savoir parler et remercier. Au lieu de cela, on serre des mains on s'incline, on part, Escorte bruyante, pétarades, cris, saluts, mouvement frénétique et discipliné des rameurs, tout cela, coloré' de rouges, de bleus, de bayadères inattendues, disparaît à la première boucle de la rivière dans une apothéose lumineuse.

Tông-Dôc Phùòng”, malgré ses efforts et l'habileté  de ses mécaniciens n'arrivera pas à Gö-Quao avant 2 heures de l'après-midi... Les voitures sont là.  Les chauffeurs nous sourient sur la berge. Le Gouverneur accoste au milieu des habituelles démonstrations de sympathie et saute dans la Hotchkiss qui ronronne. Moi-même, pilote affolé, je bondis dans la Ford qui démarre, et le cortège dévore l'espace tout comme les coursiers mythologiques et ailés.  Les bagages ? … Ils suivront, Dieu le veut : Et malgré l'imprudence des conducteurs, nous voici, à Rachgia … devant une table succulente. Car si M. DEJARDINS est célibataire, il tient à le faire oublier gastronomiquement parlant.  Et les petits plats se succèdent. Si je m'en souviens, il fut question de l'utilité des chinois en Indochine et de leur contribution à la préparation du budget, car ce sont, dit le Gouverneur, d'excellents contribuables. On prend le café, debout, le casque à la main.  Car, évidemment, pour nous point de repos. Le piquet de gardes blancs nous présente les armes, nous traversons sagement la ville et nous redevenons des fous, de véritables fous roulants, sur la route de Giông-Riêng. Car nous devons aussi visiter Giông-Riêng.  Nous y arrivons, sous la pluie dans la soirée. Détail pittoresque : la résidence du "maire", la maison commune, est de l'autre côté d'un cours d'eau. Et c’est un embarquement qui ne manque pas de pittoresque. Une gondole instable, agrémentée d'un moteur toussotant, nous déposera, sous la pluie toujours, mais aussi dans la boue devant les halles, à une cinquantaine de mètres de la maison commune. Le temps nécessaire à transformer en gouttière.

Le retour est, on ne peut plus cocasse. Je suis collé contre le Gouverneur, cigarette aux lèvres, transi, sur le banc de la gondole annamite. On aborde enfin, et on se précipite dans les voitures qui démarrent sur-le-champ. Il faut encore dîner à Rachgia. Le retour s'effectue à la même allure que l’aller et si nous sommes bientôt devant un excellent repas, au bungalow l'ami JASON et moi c'est grâce à je ne sais quel hasard miraculeux. J'ai refusé l'invitation de l'excellent M. DESJARDINS, qui me proposait même un lit Picot, quelque part, chez lui... "C'est tellement vaste, et j'ai tellement l'habitude de loger mes amis ! …" Je refuse gentiment et je suis le brave commissaire, l’ami JASON.

Une nuit au bungalow, et le chant des oiseaux me réveille le mercredi 12 octobre, un peu courbaturé, mais dispos. Et sur la route de Long xuyên, l’air vif me réveille tout à fait. Jolies routes qui déroulent leurs rubans et leurs boucles entre les rizières infinies, et qui nous conduisent  vers la frontière cambodgienne …

Un arrêt à Tri-Ton où nous admirons un temple et des éléphants.  Nous dépassons ensuite, sans nous arrêter des autels dressés en plein vent, et des notables inclinés. M. DESJARDINS nous accompagne jusqu'à la limite de son territoire.  Nous nous arrêtons un instant, et nous échangeons le sympathique célibataire contre l'Administrateur de la province de Châudôc. M. PUGNET, Commissaire de Châudôc-ville, monte avec moi et notre Ford entraîne le cortège sur la route du chef-lieu.

 Je me souviendrai longtemps du déjeuner comique offert par M. PUGNET, l'athlète à la moustache en pointe, que je connaissais (à) mon arrivée à Saigon 18 mois plus tôt.

Après le Whisky traditionnel on passe à table, lorsque la  sonnerie du téléphone retentit.

-          Allô! le Gouverneur part dans 1/4 d'heure.

-          Bon, merci.

Mangera-t-on, ne mangera-t-on pas ?

On retéléphone, on nous rassure. Bref, on attaque les hors d’œuvre, de délicieuses crevettes incomparablement assaisonnées

-          Allô ! le Gouverneur prend son café.

              Précipitation.

-          Allô ! non c'est une erreur. Il en est au gigot.

-                     On respire. Le repas s'achève gaiement et malgré le pessimisme du brave commissaire CATALLAN, un vieux de la vieille, coloniale, nous arrivons à temps à l'inspection. Là, une modification d'itinéraire désorganise notre troupe. Je pars avec les voitures, au bac de “My-Thuân” à quelques vingt kilomètres de Sadec.  Le Gouverneur traversera le Mékong et visitera sur la rive opposée Tân-Châu, Hông-Ngû  et sera au bac de “My-Thuân” à 18 heures avec une heure d'avance.  Quand on descend le courant, on a parfois de ces heureuses surprises. L'Administrateur de la province de Sadec M. LANDRON et son jeune adjoint M. ARQUIER sont arrivés, heureusement, avant l'heure officiellement (?) prévue. La réception est cordiale malgré le vent, la nuit et les lampes à acétylène. Vingt kilomètres entre deux rangées d'arbres.  Voici Sadec et l'inspection élégante, luxueuse, imposante vraiment, au centre de son grand parc. 

Mais foin du protocole.  Nous dînerons chez JASON et nous bavarderons avec une parisienne : Madame JASON...

Il est neuf heures et demie lorsque les autos sont rangées devant l'Inspection illuminée, dans l'allée de gravier blanc. On part ? On part : Et le dernier bac passé, nous prenons congé de l'Administrateur et de son adjoint, des Commissaires CATALLAN et JASON, et après une rapide poignée de mains, rapide au bon camarade DE BAIX accouru, nous nous retrouvons sur la route en direction de Tânan, Cholon, Saigon, où nous arrivons vers minuit fourbus, rompus, heureux et poussiéreux :

Et voici terminée une tournée "gubernatoriale" comme tant d'autres, dans les provinces de l’0uest Cochinchinois, les routes que suivirent à cheval les grands  Français de l'époque héroïque, autrefois, jadis et naguère./.