J'appartiens au pays que j'ai quitté

Colette

michelB-Saigon

Le souvenir est le seul paradis dont nous ne puissions être expulsé

Jean-Paul Richter

SOIXANTE ANS DE TRAVAUX HYDRAULIQUES

Francis

Garnier

 
  

Carte 

Cochinchine

 8 juin

 

Soixante ans de travaux hydrauliques[1]

UN DEUXIEME BOL DE RIZ POUR L’INDOCHINE

Par Édouard AXELRAD

« Le plus grand bienfaiteur de l’humanité sera celui qui lui apportera le deuxième bol de riz indispensable à sa nourriture journalière. »       (dicton vietnamien)

 

L

’eau constitue de tout temps un problème en Indochine, que ce fût pour s’en défendre ou pour la rechercher ; tel est bien le destin de la péninsule, d’osciller entre deux catastrophes : la sécheresse et l’inondation.

La sécheresse en Indochine ? Je vois d’ici s’ébaucher des sourires. Qui n’a survolé les plaines immenses du Nord et du Sud où le soleil se réfléchit sur une nappe d’eau continu ?

Pour ces plaines même, auxquelles incombe le redoutable devoir de nourrir une population exagérément dense, le problème de l’irrigation se pose. Et pour n’avoir pas écouté les exhortations pathétiques que fit graver dans la pierre un souverain d’Angkor, voici huit siècles, d’immenses étendues au Cambodge ont dépéri faute d’eau :

« Je vous en supplie, disait-il, défendez cette œuvre pie ; par égard pour moi, qu’on n’emmène pas en captivité les gardiens de ces étangs… »

Ces étangs formaient l’admirable ensemble hydraulique du royaume d’Angkor. Creusés à main d’homme, savamment aménagés, ils recueillaient les eaux de la rivière de Siem Réap.

Un voyageur chinois décrivait les splendeurs d’Angkor au XIIIe siècle : ville de canaux et de fontaines entourées d’une plaine « où le riz est facile à gagner, les femmes faciles à trouver, le commerce facile à diriger ».

Angkor délaissée, ruinée par la guerre, la forêt repris ses droits. Elle combla les précieux étangs, les douves, les canaux. Et ce fut, pour le royaume khmer, le début d’une tragique léthargie.

Préoccupés par ce même problème, les souverains d’Annam bâtissaient leurs premières digues au XIIIe siècle et partaient à la « conquête de l’eau » deux siècles plus tard. Sur le plan local, les mandarins veillaient au creusement et à l’entretien des mares villageoises destinées à drainer l’eau en période de pluies et à constituer des réservoirs en période sèche. Les mares successivement déversoirs et réservoirs : voilà, réduit à sa plus simple expression, le problème de l’hydraulique agricole en Indochine.

Il se pose du Nord au Sud, de façon plus ou moins urgente, à vrai dire, plus ou moins grave aussi.

Le Sud Viêt-Nam ignore les grandes inondations ruinant en une semaine des provinces entières. Deux raisons à cette clémence : la remontée partielle des eaux vers le réservoir naturel du Tonlé Sap et l’étalement sur de grandes étendues de la masse liquide non endiguée.

Si l’utilisation du terrain n’a pu être poussée et si l’hydraulique est encore dans l’enfance, c’est que la densité de la population est encore faible et qu’il existe des moyens plus simples et moins coûteux que de quadrupler la production de riz. Il est normal qu’en premier lieu ceux-là aient été choisis.

Au Tonkin, par contre, où chaque mau de rizières (environ 1/3 d’hectares) est cultivé comme un jardin, où les villages se tassent à l’extrême pour laisser aux rizières le plus d’espace possible, il était indispensable d’endiguer le fleuve et ses défluents.

Chaque bassin d’épanchement conquis sur l’inondation représentait une chance supplémentaire de ne pas mourir de faim. Mais le resserrement du fleuve dans un couloir toujours plus étroit avait pour conséquence d’élever toujours davantage le plan d’eau et d’augmenter la gravité des accidents dus aux ruptures de digues, héla, toujours possibles.

Le problème qui se posa à l’hydraulicien, une fois résolue la question des digues, fur l’aménagement des « casiers » ainsi délimités par leurs remparts de terre.

Chacun d’eux devait être raccordé au réseau fluvial qui l’entourait, par un système de vannes, d’écluses et souvent de pompes destinées à permettre, tour à tour, l’irrigation et l’assèchement.

Ainsi fut aménagée et irriguée une superficie de 250.000 hectares, soit 30% des réalisations nécessaires pour mettre le Tonkin à l’abri de tout aléa.

Au Nord-Annam enfin où, pour une densité de population au moins égale à celle du Tonkin, la famine se jouait, à chaque récolte, sur un coup de vent du Laos, un retard ou une avance des pluies,  l’hydraulique apporta une sécurité presque totale. Les travaux furent d’ailleurs facilités par la configuration générale des bassins, plus indépendants les uns des autres que le complexe du Fleuve Rouge et de ses défluents.

Parmi les questions que traitèrent dès 1870 les amiraux gouverneurs, figure la pénétration de l’Ouest cochinchinois. Si l’Est était forêt, promis aux plantations, l’Ouest était marécage qu’ils 

sillonnèrent de canaux, plus rentables que des routes. On se trouva avoir fait coup double, un peu par hasard ; la plaine, drainée, « faisait surface » et devenait cultivable. Dès lors, la construction des canaux devint systématique et se poursuivit jusqu’à la dernière guerre : derrière la drague avançaient les populations, naissaient les villages, levaient les moissons.

Mais les surfaces cultivables étaient loin, en 1944, d’avoir atteint leur pleine extension. Et, d’une façon générale, les plaines du Sud n’avaient pas attiré, tant s’en faut, les populations qu’elles étaient capables de nourrir.

Le déséquilibre était flagrant, entre les populations du Nord-Annam, mourant de faim sur leurs minuscules rizières dès que deux récoltes consécutives étaient mauvaises, et celles de Cochinchine choisissant les leurs parmi les terres vierges, débarrassées magiquement de leur tapis d’eau.

Pour gigantesques qu’ils fussent, les aménagements du Nord n’apparaissaient plus alors que comme une solution d’attente, forcément limitée dans ses possibilités. En face d’un accroissement de population de 100.000 âmes annuellement, les plus belles réalisations eussent rapidement été insuffisantes.

Par contre, une fois terminée sa phase « d’extension », le Sud est susceptible de multiplier son rendement grâce à la mise sur pied d’un réseau hydraulique dont les plans, au point en 1944, n’ont pu encore être mis à exécution.

Les travaux sont rendus complexes en raison de la pente pratiquement nulle de la plaine et de son niveau, voisin de zéro, avec pour conséquence la remontée des marées, donc des eaux saumâtres loin à l’intérieur des terres.

Ces problèmes sont cependant solubles et l’on estime que la plaine des Joncs, libérée des eaux du Bassac et rendue –ou plutôt donnée- à la culture produirait à elle seule par an plus de 1.800.000 t. de riz ! Pour l’ensemble de la Cochinchine, l’augmentation serait de l’ordre de 4 à 5 millions de tonnes. Et les terres nouvelles absorberaient pour longtemps les excédents de population du Nord.

La population du Viêt-Nam a triplé en soixante ans 

L

a plaine tonkinoise, dont l’altitude s’étale entre + 13 m. et 0m50 sur 150 kilomètres, est parcourue par un réseau de voies d’eau dont les principales sont le Fleuve Rouge et le Song Thai Binh, reliés entre eux par le canal des Rapides et le canal des Bambous, ainsi qu’un certain nombre de défluents.

L’ensemble de ce réseau est bordé de digues, protégeant ainsi 600.000 hectares de terres exposées à l’inondation, soit la moitié environ de la superficie du Delta.

En 1945, pour une superficie de 2.303.000 hectares et une population de 5.200.000 habitants, la Cochinchine avait une production de 3.180.000 tonnes.

Pour une superficie de 1.487.000 hectares et une population de 9.600.000 habitants, le Tonkin ne produisait, lui, que 1.880.000 tonnes.

Il ressort de ces chiffres que le Tonkin, resserré sur un espace deux fois moindre que la superficie de la Cochinchine, doit nourrir près de deux fois d’habitants avec deux moins de riz. Avant 1945, la production équilibrait les besoins. Encore ne fallait-il pas que l’imprévu se produisit !

Tel quel, ce résultat représentait un succès éclatant puisque l’augmentation des ressources en riz permit à une population, que la famine faisait plafonner à 6 millions d’individus, de tripler en l’espace de soixante ans.

Les problèmes traités furent de trois ordres :

1.     protection des terres cultivables,

2.    irrigation,

3.    assèchement

La protection des terres est assurée depuis fort longtemps par des digues. L’on estime à 20 millions de mètres cubes le volume de celles qui existaient lors de l’intervention française. Elles furent consolidées et surélevées dès avant 1900 ; parallèlement était appliqué un plan tendant à abaisser le niveau des crues en noyant la région de Vinh-Yen. L’échec du système de submersion en 1924 démontra que seul un réseau cohérent de digues apporterait la sécurité. Exhaussement, renforcement,  et étanchement des digues leur donnèrent un mètre de marge de sécurité ou « revanche » sur le niveau des plus hautes crues, une série de banquettes de 5 mètres de largeur et un « masque » d’argile imperméable intercalé dans les terrassements.

Après 1926 ce programme fut largement complété.

70.000 coolies remuèrent 100 millions de mètres cubes de terre et jusqu’en 1945, 1.500 km de digues furent haussées à 13 m 50, 1 m 50 de « revanche ». Leur revêtement de glaise fut remplacé par un « masque » de terre argilo-sablonneuse corroyée mécaniquement. Le cubage de terre déplacée est comparable à celui qui fut remué lors du creusement du canal de Suez. Huit inondations furent évitées.

La défaillance complète des services de surveillance fut sans doute d’un grand poids dans la catastrophe de 1945. Le personnel technique français ayant été licencié lors du « coup d’Etat » qui suivit le 9 mars 1945, personne ne prenait sérieusement en mains la responsabilité des digues.

« Il faut souhaiter, avait dit le chef de service français aux autorités nouvelles, que les éléments restent cléments et les fleuves raisonnables. »

Or Hanoï connut sa plus forte crue : 12 m 68. En amont puis en aval d’Hanoï les digues craquèrent, livrant à l’inondation 230.000 hectares. La famine suivit, puis les épidémies causant des morts par centaines de milliers.

Il est certes difficile de conclure. Peut-être en temps normal la catastrophe eût-elle été évitée. Elle eût en tout cas été circonscrite.

Derrière les digues, un travail gigantesque…

C

hacun des casiers délimités par les digues posait un problème particulier. Sur 800.000 hectares cultivables dans le Delta, 240.000 donnaient régulièrement deux récoltes par an : une surface équivalente les donnait sans certitude et le reste, soit 300.000 hectares, n’en donnait qu’une seule.

L’aménagement des casiers se proposait d’étendre au maximum les surfaces portant deux récoltes, soit par l’irrigation, soit successivement par l’irrigation et l’assèchement.

Suivant leur situation géographique, les casiers devaient être traités de trois façons :

1.     Les plus proches de la Moyenne Région, jouissant de la proximité de rivières plus ou moins accidentées et de pentes relativement fortes irriguées par gravité.

Ce sont les réseaux de Kep, Vinh-Yên et du Song-Cau, irriguant au total plus de 50.000 hectares. Chacun d’eux comprend, un barrage, un canal de 30 à 60 km, des canaux secondaires, et jusqu’à 800 km. D’artérioles.

2.     Le centre du Delta, tantôt noyé, tantôt sec fut équipé d’ouvrages complexes mettant en œuvre des usines de pompage. Celle de Phu-Xa qui permet l’irrigation du réseau de Sontay, détruite par le Vietminh en 1946, vient d’être réparée grâce à des fonds en provenance de l’E.C.A.[2] ; elle assurera sur 10.000 hectares la récolte du cinquième mois.

3.    Enfin, dans les casiers à l’intérieur desquels s’amassent les eaux de pluie retenues par les digues, furent conçus des ouvrages assurant successivement les deux opérations d’irrigation et d’évacuation.

Hadong-Phuly 110.000 hectares et Thaï-binh, 115.000 hectares en sont les exemples les plus frappants.

La réalisation du premier est due à la transformation d’un défluent du Fleuve Rouge, le Day, en un déversoir où peuvent être évacuées les eaux du casier. Elle nécessita la construction du plus grand barrage d’Indochine, dont les vannes peuvent, à volonté, admettre ou refuser les eaux provenant du fleuve et régler, par conséquent, le niveau du déversoir.

Le cas de Thaï-binh était rendu complexe par le fait que la province entière se trouve au-dessous du niveau des marées hautes et bien entendu des fleuves et défluents qui le traversent.

Toutes ces communications avec ces cours d’eau furent fermées par écluses qui, grâce à un appareillage automatique, servirent à l’évacuation des eaux pendant les basses mers.

Il faut deux décades pour parfaire l’œuvre française

Avant de conclure, je ne saurais oublier de citer les très importants travaux effectués par les Travaux Publics dans le Thanh-Hoa. Ils transformèrent, en quelques années, un pays ravagé périodiquement par la famine en l’un des greniers de l’Indochine. Si la vie, avant 1945, continuait d’y être dure, il fallait en chercher la raison dans l’invraisemblable pullulement de la population, dont la seule chance de salut était l’exode vers le Sud. Tout porte à croire que le réseau hydraulique, mis au point par l’Administration française, est soigneusement entretenu par le Vietminh. N’en tire-t-il pas le plus clair de ses ressources en rie ?

L’ensemble de ces travaux réalise la moitié des possibilités ouvertes aux techniques modernes mais les besoins du Nord Viet-Nam demanderaient une réalisation complète.

Vaste programme qui nécessiterait plus de vingt ans de travaux, dans une ambiance de paix. Les services vietnamiens d’hydraulique, successeurs des services français, ont donc une tâche à accomplir. Mais s’impose d’abord pour eux, la révision complète des ouvrages déjà existants que cinq ans de guerre et d’incurie ont abimés ou détruits. Ils veillent donc, pour l’instant, à la conservation d’un patrimoine que leur a légué la France.

Je dis « légué ». Car il n’est pas inutile de rappeler que contrairement à ce qui se produisait aux Indes, anglaises et néerlandaises, les travaux d’hydraulique furent ici menés à bien sans contribution financière des populations, comme sans ingérence de capitaux privés.

C’est la France qui donna au Viet-Nam ce bol de riz supplémentaire.

 


[2] Il pourrait s’agir de la C.E.C.A. (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) créé le 18 avril 1951


[1] Paru dans le Magazine « Indochine Sud Est Asiatique » d’avril 1952